"S’ils construisent le musée,
c’est qu’ils nous l’auront imposé "
Près de Bilbao, l’installation contestée d’un nouveau Guggenheim
Depuis les années 2000, un projet d’extension du célèbre musée dans la réserve naturelle d’Urdaibai crée des remous. Face aux arguments économiques avancés, un collectif d’habitants insiste, lui, sur les conséquences écologiques d’un tel chantier.

En arrivant à Guernica, règne une odeur bien particulière. La légère brise de ce mois de mai porte aux narines un cocktail fait de gravier, de pots d’échappement et, peut-être plus encore, de changement. A la gare, une dizaine d'ouvriers s’affaissent pour rénover les rails du train. A l’ancienne coutellerie Dalia - l’une des plus grandes d’Europe - tout a été détruit, hormis la façade vintage de l’usine. Taggé sur les murs ou bien écrit sur les grandes banderoles accrochées à certains appartements, un nom est devenu synonyme de controverse : Guggenheim.
Depuis plusieurs années, les rumeurs concernant l’arrivée du géant de l’art contemporain dans la commune vont bon train. Côté Guggenheim, rien ne sera dit sur ce projet. De même pour les autorités régionales et provinciales. A l’Office de Tourisme de Guernica, on met en garde contre “les bruits de couloirs” et une dame à l’accueil indique n’avoir “pas d’informations sur le sujet”.
Un mantra qui revient dans la bouche de nombreux habitants de cette ville devenue martyr lors de bombardements nazis, en pleine guerre civile espagnole. Pendant leur café du matin, deux habitués avouent avoir du mal à se faire un avis. “On ne nous dit rien sur le projet. Alors oui, certains sont contre, d’autres sont pour, mais il n’y a pas de vraies discussions dans la ville”, glissent-ils.
Un vieux rêve politique, relancé à coup de millions
Mais à quoi ressemble donc ce fameux projet dont presque personne ne souhaite parler ? Ancien conseiller à la culture du gouvernement basque et professeur d'économie retraité de l’Université du Pays Basque, Ramón Zallo Elguezabal revient sur les prémices de cette extension du Guggenheim. “C’est en 2006 que l’idée a commencé à émerger, portée par la Province de Biscaye et sans le soutien du gouvernement régional du Parti National Basque (PNV).” En 2009, un an après la crise, les socialistes basques arrivent au pouvoir, mais le projet est rapidement mis sous le tapis, en raison du manque de fonds publics.
En 2022, une meilleure situation économique fait renaître le projet. La Province de Biscaye entend bien profiter des retombées économiques considérables que pourrait provoquer l'implantation d'une antenne du Guggenheim. A Bilbao, la création du musée imaginée par l'architecte Frank Gehry a considérablement changé la ville, au point de parler d'un "effet Bilbao". Interrogé sur ce point, Ramón Zallo Elguezabal déplore le “manque d’imagination remarquable” des pouvoirs publics. “Penser que quelque chose qui a fonctionné dans une zone urbaine d’un million de personnes puisse fonctionner dans une petite commune de 17 000 habitants, c’est assez invraisemblable.”
Critique de l’installation du Guggenheim à Urdaibai, il regrette les importantes dépenses publiques qui soutiennent un tel projet. Pour ce spécialiste des politiques culturelles au Pays Basque, d’autres choix auraient pu être fait. “Nous avons des déficits culturels majeurs. Nous n’avons toujours pas de musée historique de la société basque (du côté espagnol, ndlr), ni de musée de l’industrie et de la technologie, qui étaient pourtant, tous les deux, dans les cartons pendant des années”.
En pleines négociations du budget national 2023, Teresa Ribera, alors ministre de la Transition écologique du gouvernement socialiste, accorde à la Province de Biscaye, gérée en partie par le PNV, une subvention de 40 millions d'euros qui visent notamment à défricher les futurs sites du musée et à améliorer le réseau de transports. Une somme conséquente à laquelle il convient d’ajouter 40 autres millions, mobilisés par la Province de Biscaye. Rendue publique en juin 2023, une étude commandée par la Province de Biscaye au cabinet d’architectes new-yorkais Cooper Robertson évoquait un budget nécessaire de 127 millions d’euros. Aucun des acteurs impliqués n’a, pour l’instant, annoncé la prise en charge des 47 millions d’euros restants. A en croire des rumeurs insistantes, le gouvernement basque devrait s’acquitter de cette somme.
Ici, deux annexes au musée de Bilbao doivent voir le jour. La première, sur le site de l’ancienne usine Dalia à Guernica, ferait office de résidence pour les artistes. La seconde, elle, accueillerait les expositions dans un nouveau lieu. Ramón Zallo Elguezabal explique : “Plutôt que de démolir un bâtiment pour construire le musée - comme c’était prévu au départ - le nouveau projet propose de réhabiliter la zone d’activité d’un ancien chantier naval, ce qui devait légitimer socialement l’installation du Guggenheim.” Et pourtant, rien n’est moins sûr. La construction de ces deux nouveaux sites est prévue à Urdaibai, une réserve de biosphère protégée à quelques kilomètres à l'Ouest de Bilbao.

Une inquiétude locale
Les rares gernikarras (habitants de Guernica) qui se positionnent évoquent un problème central : le surtourisme. « Il y aura trop de monde dans une si petite ville », explique un habitant, posé devant « el rio Oka ». Les extensions du musée devraient accueillir environ 140 000 visiteurs par an, dans une ville qui loge 17 000 personnes. “La réserve est déjà largement sur-fréquentée par des touristes, il n’y a plus de places pour accueillir autant de monde”, rappelle Ramón Zallo Elguezabal.
Pour Marisa, qui revient des courses, ce projet ne va servir qu’aux touristes. « Tous les emplois qui vont être créés seront liés à la restauration ou l’hôtellerie donc ils seront précaires », déplore la septuagénaire. La priorité est ailleurs. « Ici, on a besoin d’un centre de formation et d’électriciens », raconte-t-elle, indignée par ce projet dopé par de l’argent public.
A côté de Marisa, son amie Mariluz est plus optimiste. Selon elle, l’extension du Guggenheim est « importante pour l’économie de Guernica », peu importe le type d’emploi qu’il crée. La ville est partagée entre les soutiens et les opposants au projet « comme mon amie et moi », confie-t-elle. Mais Marisa, elle, reste persuadée que « si le musée voit le jour, c’est qu’ils nous l'auront imposé de force ».

Face au projet, la résistance s'installe
Face à ce constat, en novembre 2023, la plateforme Guggenheim Urdaibai Stop (GUS) a été montée par des militants issus de différentes organisations locales. Aujourd'hui, le collectif est présent dans une vingtaine de communes. L'objectif : dissuader le projet de se faire. « Les problèmes sont nombreux sur le site de Dalia », expliquent David et Iñigo, deux membres de GUS. « On ne peut pas construire ici, le terrain est inondable », scande le premier, tout en rappelant l’inondation qui avait causé le décès d’une soixantaine de personnes, en 1983.
Un autre enjeu s’ajoute au projet : autour de l’ancienne usine, la moitié des nappes d'eau souterraines est contaminée, entre autres par du fer et du plomb. En 2023, l'Agence Vasque de l'Eau (URA) a annoncé investir environ deux millions d’euros pour vider celles polluées. Après un premier temps de désamiantage autour de l'usine, les travaux devraient bientôt commencer. Mais David craint que ces derniers n'aggravent tout. « Sur les quatre couches qui existent, deux sont déjà contaminées. S'ils percent trop profondément, les autres couches le seront aussi. » Dans cette friche, pour que le Guggenheim voit le jour, il faudrait changer la qualification du terrain, passant “d’industrielle” à “équipementale”. Un changement qui imposerait également au fabricant de métaux Losal, présent sur le même lieu, de déménager.

En juin 2024, l'ancienne usine Dalia est rasée. « Ils ont fait ça comme ça, en un week-end ils sont entrés, ont démoli et quelques jours plus tard c'était fini », se rappelle David, membre de Guggenheim Urdaibai Stop. Bien que le terrain ne soit pas encore constructible, la Mairie aurait donné son feu vert pour raser la zone. Dans le charmant hôtel de ville de Guernica, l'attaché de presse de la commune répond que les municipalités n'ont « aucun pouvoir sur tout le projet ». Et pour cause, Guernica-Lomo, comme les communes voisines Forua et Murueta, a délégué, en février 2023, la prise de décisions urbanistiques concernant l'extension du Guggenheim à la Province de Biscaye.
Depuis la destruction de Dalia, rien n’a bougé. Aujourd’hui, il ne reste que la façade des années 50, comme seul souvenir de son histoire.


Des repères effacés
D’après le projet d’extension, c’est ici que les artistes seront accueillis en résidence. La tenue d’un forum annuel est aussi envisagée. Depuis ce site, les visiteurs emprunteront un chemin de 6 kilomètres, le long de la rivière, pour rejoindre l’estuaire de Murueta, où est prévu l’autre site du Guggenheim. « Aujourd’hui, je longe le cours d’eau pour arriver à Murueta, c’est une balade thérapeutique pour moi. Ce ne sera pas pareil avec des milliers de touristes », confie Marisa, attristée. Utiliser ce chemin devrait impliquer de réserver à l’avance et d’acheter un ticket d’entrée du musée. « Nous ne sommes que des personnes âgées qui voulons nous balader tranquillement, et surtout gratuitement », partage un octogénaire, installé à Guernica depuis 60 ans.
Pour parvenir à Murueta, les visiteurs devront notamment marcher sur une passerelle en bois, longue de 900 mètres. Il est prévu que celle-ci longe les rails du train, ce qui soulève deux difficultés majeures. D’une part, le train circule encore sur cette voie. D’autre part, lors de récentes marées hautes, le niveau de l’eau flirtait avec celui des rails, ce qui devrait repousser la construction de la passerelle, en adéquation avec la loi du littoral.
Une loi adaptée devant l'appât du musée
Mais pour que le Guggenheim version Urdaibai voit absolument le jour, les autorités vont jusqu’à modifier la loi. En Espagne, la loi du littoral prévoit l’interdiction de toute nouvelle construction à moins de 100 mètres du rivage. Après une demande faite en 2021 par la Province de Biscaye, le Journal Officiel espagnol a confirmé, en novembre 2023, la réduction de la protection du littoral sur cette zone, passant à seulement 20 mètres. Pour ces faits, la plateforme Guggenheim Urdaibai Stop a déposé une plainte devant l’Audience nationale, le tribunal espagnol chargé des litiges nationaux.
À Urdaibai, la nature en sursis
Dans cette réserve de biosphère reconnue par l’UNESCO en 1984, l’eau n’est pas le seul problème. Les groupes écologistes locaux pointent également du doigt les menaces que fait peser un tel projet sur la faune d’Urdaibai. La réserve naturelle abrite notamment le Vison d’Europe, une espèce “en danger critique d’extinction”, selon l’inventaire mondial le plus complet sur le sujet. D’après le dernier recensement, en 2024, il n’en restait qu’à peine plus de 140, dans toute l’Espagne, foyer principal de ce mammifère. Urdaibai est aussi une destination de choix pour les oiseaux migrateurs. Ces derniers pourraient être menacés par l’installation du Guggenheim. Parmi eux, on retrouve notamment le Balbuzard pêcheur, un rapace diurne qui fait face à “un risque très élevé d’extinction à l'état sauvage”, selon l’ONG SEO Birdlife. C’est pour cette foisonnante vie ornithologique que la réserve a été déclarée Zone de protection spéciale pour les oiseaux (ZPS), en 1994. Une décision qui la fait entrer, de fait, au sein du réseau Natura 2000, mis en place par l’Union Européenne.
Mais depuis des décennies, la tranquillité de ces espèces est déjà remise en question par l’activité humaine. Dans l’estuaire de Murueta, un chantier naval appartenant à l’entreprise Astilleros de Murueta tourne à plein régime. En 1943, l’administration du dictateur Franco a autorisé la construction de ce chantier sur un sol appartenant à l’État espagnol, à condition que l’entreprise réalise les travaux de destruction et de décontamination avant de quitter le terrain. Dans le droit, une telle décision s’étale sur 75 ans. Autrement dit, le chantier naval aurait dû arrêter son activité et être démantelé en 2018. Des documents concernant le projet du Guggenheim signés par les autorités biscayennes et espagnoles font d’ailleurs références à “l’ancien chantier naval”. Or, ce chantier est toujours en exercice. Il suffit de se rendre sur place pour en attester.


Alors, l’extension du Guggenheim à Urdaibai sera-t-elle un jour réalité ? Si tel doit être le cas, les autorités locales devront d’abord réaliser une étude d’impact sur l’environnement, en raison de la protection de cette réserve naturelle. Une étude qui pourrait, vraisemblablement, aller dans le sens des collectifs écologistes, à l’instar de Guggenheim Urdaibai Stop. Sans une telle étude, le flou persiste sur certains points. La période d’ouverture du musée, par exemple, varie au gré des annonces faites. “On nous a d’abord dit que le musée ne serait ouvert que pendant l’été, alors que récemment certains décideurs ont parlé de “jouer avec les saisons”, ça ne veut plus rien dire”, souligne David, militant de GUS.
Ces dernières semaines, la contestation a pris une tournure internationale. L’alliance méditerranéenne pour les zones humides (MAW), regroupant près de quatre-vingt organisations issus de pays différents, a décrété “l’alerte rouge” à propos de ce projet. Au-delà des menaces sur l’environnement, l’alliance déplore, dans une lettre publiée sur les réseaux sociaux et envoyée à l’Unesco ainsi qu’au gouvernement espagnol, “le manque de transparence et de participation publique” à cette décision. Depuis un an, le gouvernement basque a lancé un “processus d’écoute active” dans lequel les habitants peuvent faire part de leur crainte. Mais pour les militants de GUS, c’est loin d’être suffisant. “On demande aux gens leur opinion mais rien ne nous garantit qu’elle soit écoutée”, critique Iñigo.
Pour peser de tout leur poids, Guggenheim Urdaibai Stop et Greenpeace ont fait appel à des personnalités médiatiques pour relayer leur message. Mi-avril, c’est l’acteur basque Gorka Otxoa qui a pris position : “Urdaibai est déjà une œuvre d’art, il n’y a pas besoin de musée”, déclarait-il dans une vidéo. Le 17 mai dernier, toujours sur les réseaux sociaux, des influenceurs espagnols réunissant plusieurs centaines de milliers d’abonnés ont appelé à s’engager contre l’extension du Guggenheim dans la réserve naturelle. En parallèle, plus de 50 000 personnes ont signé une pétition demandant aux autorités locales de mettre un terme à ce projet.
Le 18 mai, à l’occasion de la journée internationale des musées, près de 250 militants s’étaient donné rendez-vous devant le Guggenheim, à Bilbao. Rassemblés derrière une grande banderole, tous ont souhaité alerter sur le danger que représente ce nouveau Guggenheim.
Dans la région, ce n’est pas la première fois que des collectifs écologistes se mobilisent autant. Il y a près de cinquante ans, des dizaines de milliers de militants s’étaient réunis pour refuser l’installation d’une centrale nucléaire dans la commune de Lemoiz, à 30 kilomètres au nord de Bilbao. Face aux importantes manifestations et aux attentats perpétrés par l’ETA, l’État avait finalement dû reculer. Tout juste majeur à l’époque, Iñigo, membre de GUS, se rappelle de tout cela avec émotion. Aujourd’hui jeune retraité, il entend bien parvenir au même résultat : “Lemoiz, nous l’avons arrêté. Le Guggenheim, on l’arrêtera aussi.”
