Pompiers asphyxiés, colère étouffée

Les pompiers de la caserne d'Ornano à Bordeaux sont en grève depuis juin 2019. Mais l'obligation de service qui permet de les réquisitionner en tout temps rend le mouvement et leurs revendications invisibles.

Devant la caserne Ornano, les pompiers se relayent toute la journée pour alimenter le feu, symbole de leur contestation.

Depuis le début de la grève en juin, les pompiers de la caserne d’Ornano à Bordeaux ne décolèrent pas. «Nous en avons assez de faire tout et n’importe quoi, l’Etat doit nous recentrer sur nos missions». Ce mécontentement exprimé par Jean Billard, représentant syndical de l’Unsa-Sdis 33, est partagé par l’ensemble de la brigade. Porter secours dans le cadre de l’urgence vitale et intervenir en cas d’incendie sont les principales missions des soldats du feu, mais désormais ceci ne constitue plus le cœur de leur métier.

A leurs yeux, la désertification des territoires en matière de services publics, a fait d’eux des relais de premier choix dans les demandes d'assistance au quotidien. En cause, l'obligation d'intervention en cas d'appel, qui met sous pression l'ensemble du corps professionnel. «Cela fait des années que l’Etat a abandonné les sapeurs-pompiers. Maintenant, nous nous déplaçons pour des gens qui ont rendez-vous dans un cabinet de radiologie, ou qui n’ont pas fermé leur robinet d’eau et attendent que nous passions la serpillière» analyse froidement Jean Billard.

Pour montrer à la population leur mécontentement, les pompiers de la caserne d'Ornano ont décidé de la couvrir de pancartes, banderoles, et d'allumer un feu.

Pour montrer à la population leur mécontentement, les pompiers de la caserne d'Ornano ont décidé de la couvrir de pancartes, banderoles, et d'allumer un feu.

“La profession perd de son sens”

Ici, les pompiers réalisent près de 18 000 interventions par an, soit 40 à 60 interventions par jour, et seulement 4 à 10% d’entre-elles concernent les incendies. En cause, l’importance grandissante des activités non-urgente. Le sergent professionnel Nicolas Goegel, 42 ans, s’enflamme : « 70 à 80% de nos missions sont du sanitaire et social, c'est à dire des missions d'ambulance. On s’occupe des problèmes de « bobologies », cela sort du cadre de l'intervention d’urgence ! ».

Une expression revient très souvent dans la bouche et sur les pancartes des sapeurs-pompiers, celle de «taxi». Quand les ambulances privées ou un médecin du Samu ne peuvent se rendre sur les lieux, ce sont aux soldats du feu de prendre le relai. «Les ivresses sur la voie publique, ce n'est pas à nous de le faire ! Les pompiers s’occupent aussi des carences hospitalières, nous sommes les taxis du 15! (Ndlr: numéro des urgences hospitalières)», s’insurge le sergent.

Cette évolution des cas pris en charge par les pompiers les empêche de mener à bien leur mission principale. «Ici, en Gironde, on est obligé de rester à l'hôpital quand on amène quelqu'un. On y passe la plupart de notre temps, parfois jusqu'à 4h à cause des délais aux urgences... Des hommes et des camions immobilisés pour rien...» , déplore Nicolas Goegel. Pour son collègue Jean, ce qu’il fait sur le terrain s’éloigne petit à petit du métier qu’il avait pourtant choisi d’exercer. «Nous faisons de plus en plus d’interventions qui ne nous incombent pas. La profession perd de son sens».  

Les délais d'intervention des pompiers deviennent de plus en plus longs. Les demandes d'assistance sont de plus en plus nombreuses, alors qu'elles sortent de leur champ de compétences.

Les délais d'intervention des pompiers deviennent de plus en plus longs. Les demandes d'assistance sont de plus en plus nombreuses, alors qu'elles sortent de leur champ de compétences.

Affronter le terrain, la peur au ventre

A ce ras-le-bol général de voir leur profession dévoyée s’ajoutent d’autres revendications comme la revalorisation de la prime de risque, un recrutement massif d’employés statutaire, la reconnaissance de la profession de pompier comme métier à risque, et une plus grande fermeté face aux agressions dont ils sont la cible. Avec 678 pompiers agressés au cours de 169 interventions, la Gironde est l’un des départements français où les taux d’agression sont les plus élevés. La semaine dernière, les pompiers de la caserne d'Ornano ont été victimes de trois agressions violentes.

Des faits qui peuvent aller aux insultes, crachats au visage, bousculade, voire même aux menaces de mort, comme nous le raconte ici Jean Billard.

Dans la caserne d'Ornano comme ailleurs, la fatigue et l’usure psychologique se font sentir. «On a envie d'arrêter, et il y a un nombre important de pompiers qui démissionnent ou se mettent en indisponibilité...» confie Nicolas. «Partir la peur au ventre, en se demandant si on ne va pas se prendre un coup de couteau, ou juste si l'intervention va bien se finir… C’est dur», confie l'un de ses collègues.

Les pompiers sont unanimes, ces attaques sont commises par des personnes de tout âge et catégories socioprofessionnelles. Des conditions de travail devenues invivables au quotidien – alors qu’un suivi psychologique n’est dispensé uniquement qu'en cas de grosses interventions à risque.

Malgré les dangers qu'ils bravent sur le terrain, et le nombre croissant d'agression auxquels ils font face, le métier de pompiers n'est pas reconnu comme étant "à risques".

Malgré les dangers qu'ils bravent sur le terrain, et le nombre croissant d'agression auxquels ils font face, le métier de pompiers n'est pas reconnu comme étant "à risques".

Une colère invisible

Cette lassitude et ces craintes, les pompiers bordelais ont bien du mal à la faire entendre. Bien que la mobilisation soit forte parmi les 40 500 pompiers professionnels de France, notamment en Gironde, les sapeurs-pompiers ont la sensation que le mouvement se fait dans l’indifférence générale. "Cela fait 5 mois que nous portons les mêmes revendications, et elles ne sont toujours pas écoutées par le gouvernement !" lâche sèchement Nicolas. En cause, les obligations pesant sur ce corps de la fonction publique, qui ne leur permettent pas de faire grève librement.

Parmi les douze pompiers présents dans la caserne ce jour-là, Nicolas Goegel est l'un des seuls à avoir accepté de nous parler longuement, et est l'unique à l'avoir fait en son nom. Une chape de silence - appelée le devoir de réserve - empêche ces fonctionnaires de s'exprimer publiquement, à leur grand dam. Loin d’avoir sa langue dans sa poche, Nicolas fait exception à la règle, en dépit des risques de blâme ou licenciement encourus. Pour le reste de la brigade, cette obligation qui les murent dans le silence est perçue comme une entrave supplémentaire à cette grève, alors qu’elle peine à exister dans l'espace public. Au sein de l'a brigade, certains ont même perdu tout espoir que la grève puisse aboutir sur de quelconque avancée, comme l'un des sergents-chef qui s'est livré anonymement sur le problème.

Le sergent Nicolas Goegel, est l'un des pompiers les plus impliqués dans le mouvement de grève.

Le sergent Nicolas Goegel, est l'un des pompiers les plus impliqués dans le mouvement de grève.

L’autre problème auquel sont confrontés les pompiers est la réquisition quasi-systématique des grévistes. Comme les médecins ou infirmières de la fonction publique, les sapeurs-pompiers ont l’obligation d’assurer leur service s’ils sont appelés en dépit du préavis de grève déposé – service public oblige. «Nous devons toujours intervenir. Et on a notre conscience professionnelle, on ne va pas laisser les gens mourir ! Les autorités savent qu'on va remplir nos missions, c’est tout le problème », confie un pompier, sous couvert de l’anonymat.

Une banderole accrochée sur le haut de la caserne d'Ornano liste les principales revendications des pompiers.

Une banderole accrochée sur le haut de la caserne d'Ornano liste les principales revendications des pompiers.

Allumer un feu devant la caserne et la recouvrir de banderoles, taguer leurs camions et ambulances sont les seuls moyens dont ils disposent pour exprimer leur colère. «Le Tripode de l’hôpital Pellegrin et Mériadeck mettent des palettes de côté pour nous. Le soir, les gars se réchauffent un peu autour du feu, ils font la fiesta ils sont contents...»

Déterminés à faire bouger les choses, les pompiers ont annoncé qu’ils poursuivaient le mouvement jusqu’en janvier. Nicolas Goegel est sans doute le plus déterminé de ses collègues, et «s’il faut continuer à se battre après, on ne lâchera pas le morceau !». En attendant la manifestation du 5 décembre à laquelle ils se joindront, la colère de la caserne d’Ornano ne semble pas prête de s’éteindre.

Grâce au feu alimenté jour et nuit devant la caserne, un cri de colère silencieux, les pompiers espèrent attirer l'attention des Bordelais sur leur situation.

Grâce au feu alimenté jour et nuit devant la caserne, un cri de colère silencieux, les pompiers espèrent attirer l'attention des Bordelais sur leur situation.