Les Ultras au secours de l'identité populaire des Girondins
Le conflit qui oppose les Ultras bordelais aux dirigeants des Girondins de Bordeaux était au cœur de la première édition du festival Coup Franc, le 16 novembre 2019 à la fabrique Pola. Organisé en partenariat avec So Foot, Mediapart et la Revue Far Ouest, l'événement a décrypté les enjeux de la contestation actuelle: la sauvegarde de l'identité populaire du club.
Les travées peinent à se remplir en ce samedi après-midi, il est pourtant difficile de blâmer les absents tant la météo présente ses conditions les plus rebutantes. Il est près de 15 heures quand les supporters finissent par affluer. Deux d’entre-eux s’emploient immédiatement à dérouler de longues bâches de tissu marine et blanc pour accompagner banderoles et autres drapeaux aux couleurs des Girondins de Bordeaux. Le décor est planté.
Pourtant, le Virage Sud attendra : loin du stade, les membres des Ultramarines, le principal groupe de supporters du club, se sont réunis pour échanger à l’occasion du festival « Coup Franc ». Les visages sont fermés malgré le bon début de saison de leur équipe et les premiers échanges confirment la tension ambiante.
Dernier chapitre du bras de fer entamé il y a plusieurs semaines, le groupe a reçu le matin même une réponse positive à leur demande de rencontre avec la direction du club. Le contact est établi, mais pour combien de temps ? Dans une semaine, à la même heure, les Ultras seront dans leur tribune pour chanter une nouvelle fois leur opposition à Frédéric Longuépée, le président des Girondins.
Ce contexte de fronde, les nouveaux propriétaires ne l’avaient certainement pas envisagé il y a un an au moment d’acquérir les Girondins de Bordeaux. Pour 100 millions d’euros, les fonds d’investissement GACP (General American Capital Partners) et King Street ont pris le pouvoir le 6 novembre 2018 avec l’ambition de dynamiser un club rentré dans le rang du championnat depuis son dernier titre de champion de France en 2009. Mais la vision des néo-dirigeants se heurte, depuis, à la résistance des Ultras. Ces divergences culminent depuis le 28 septembre, date du début d’une virulente campagne de contestation.
Un rachat aux contours obscurs
Le groupe de supporter reproche à Frédéric Longuépée d’incarner un modèle de développement incompatible avec la préservation du caractère populaire des tribunes. Dernière affaire en date, la gestion controversée de la billetterie par Antony Thiodet, responsable de la cellule marketing du club. Lors des réceptions de Metz (le 14 septembre) et de Brest (le 21 septembre), la vente de tickets a été bloquée en Virage Sud, la tribune au tarif le plus attractif, pour inciter les demandeurs à se diriger vers un autre secteur, plus cher. L’étincelle de trop sur laquelle le club a refusé de nous apporter ses explications.
Dès le départ, la défiance a marqué les relations entre la nouvelle direction et le groupe de supporters. En cause, le schéma à plusieurs têtes sur lequel a reposé l’opération de rachat. « Ce sont des purs financiers qui investissent dans le sport à travers un modèle nouveau essentiellement basé sur de la dette : on rachète un club avec de la dette et on espère la rembourser en faisant de bonnes affaires sur les transferts », détaille Yann Philippin, journaliste à Mediapart, spécialisé dans les affaires financières.
Ainsi, le porteur de projet GACP n'est que minoritaire au capital du club, alors que King Street a acquis près de 90% des parts en s’appuyant sur Fortress, un méga-fond spéculatif chargé de financer la dette du club.
C’est dans cette logique de maximisation des profits que s’inscrit la nomination d’un président détaché des compétences sportives au sein des Girondins. « Le recrutement de Frédéric Longuépée est symptomatique de l’absence d’intérêt pour l’aspect sportif de notre club. Cette situation est totalement inédite en Europe, et inconcevable pour nous » s’insurge Florian Brunet, l’un des porte-paroles des Ultramarines.
Au moment de souffler la première bougie du passage du club sous pavillon américain, la fracture apparaît de plus en plus profonde entre la direction et les supporters. Chaque semaine les banderoles fleurissent dans les tribunes pour dénoncer la prépondérance de l’intérêt financier dans la logique des dirigeants.
« On est à une croisée des chemins. Soit le club continu d’évoluer en étant digne de son histoire, un club populaire avec prix attractifs et une ambition sportive centrale, soit on développe une activité commerciale en oubliant nos fondamentaux »
L’entertainment, la philosophie du divertissement
Le développement de la « marque » Girondins de Bordeaux, c’est bien l’ambition qui anime les décisionnaires. Néophytes dans le milieu du football, GACP et King Street souhaitent révolutionner l’approche d’un match de football avec l’importation dans le Sud-Ouest de la France d’une philosophie essentielle de la culture du sport américain : l’entertainment.
Le concept est clair. Le simple match joué à domicile devient un véritable spectacle, à l’image de ce que l’on peut voir outre Atlantique sur les parquets de NBA et sur les terrains de football américain, où la mise en scène du stade, des acteurs et de la marque est omniprésente au travers de nombreuses animations. Au-delà du simple divertissement, il s’agit avant tout d’une stratégie économique adoptée pour transformer le spectateur en véritable consommateur.
« On est dans un football mondialisé où ce qui préoccupe le dirigeant c’est le client, en concurrence avec d’autres spectacles » constate Yann Philippin. Goodies diffusés en masse, attractions sur le parvis du stade, show à l’intérieur… Le public n’est plus attiré pour regarder un simple match de football mais pour profiter d’un large choix d’activités et de services.
Dans ce contexte, le marketing est promu au rang de priorité dans la politique de développement du club. L’objectif de la direction est de valoriser la « marque » Girondins de Bordeaux pour lui permettre de s’exporter à l’international et de générer davantage de profit pour ses actionnaires. C’est dans cette optique qu’a été engagé Frédéric Longuépée, ancien directeur général du Paris-Saint-Germain à l’initiative du changement de logo du club de la capitale. Une mission qu’il a tenté de renouveler à son arrivée en Gironde avec la présentation d’un prototype sur lequel le nom de la ville était mis à l’honneur pour profiter de la renommée internationale acquise par Bordeaux grâce à sa production viticole.
« C’est un univers qui repousse sans cesse les limites de la marchandisation. Le club n’est plus lié à une ville, à un territoire, à une histoire sociale mais devient une simple marque commerciale où le supporter n’a plus sa place » regrette Mickaël Correia, journaliste et auteur du livre Une histoire populaire du football. Le phénomène de la marchandisation à outrance a gagné les plus grands clubs européens qui prennent exemple sur les grands parcs d’attractions pour faire fructifier leur popularité. Face à cette «disneylandisation», les stades se transforment en des lieux de gentrification où le spectateur-consommateur remplace le supporter historique. Une nouvelle philosophie qui bouleverse l’identité des clubs et menace la place des Ultras.
« On revendique un club incarné et défendu »
A Bordeaux, la transition est douloureuse. L’instauration de ce nouveau modèle fait l’effet d’une véritable révolution tant le club s’est toujours pensé en lien étroit avec ses supporters. « L’aspect populaire a toujours perduré aux Girondins de Bordeaux, même lors du premier rachat par M6 dans les années 1990 où la présidence de Jean-Louis Triaud s’est faite dans le prolongement du légendaire Claude Bez » résume Mathias Edwards, journaliste spécialiste du club.
Une particularité girondine mal anticipée par les nouveaux propriétaires américains au moment de s’engager dans le club. Mauvaise appréhension du contexte bordelais ou canalisation assumée des supporters les plus influents?
Du côté des Ultramarines, le bras de fer est lancé pour faire infléchir les positions des dirigeants sur le rôle des supporters. Les actions se multiplient : grève des encouragements, banderoles anti-direction, communiqué… « Le football est objet politique traversé par luttes sociales et politiques. Le mouvement ultra est le seul acteur organisé, contestataire, capable de s’opposer aux dirigeants » estime Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des supporters.
Les membres du Virage Sud revendiquent une place centrale dans la prise de décision, légitimée, selon eux, par leur large contribution à l’attractivité du club : bénévoles et indépendants financièrement, ils organisent les déplacements de supporters, confectionnent les tifos et assurent l’ambiance durant les matchs. Une activité déterminante pour la promotion du club auprès des diffuseurs et des spectateurs. « On a parfois l’impression de n’être bons qu’à chanter mais nous sommes les gardiens du temple, on veut faire respecter l’histoire, la tradition et les valeurs des Girondins. L’enjeu c’est que ce qui appartient au peuple ne lui soit pas volé pour des intérêts funestes qui ne soient que financiers. » clame Florian Brunet.
Défenseurs d’un football populaire, accessible à tous, les Ultras bordelais refusent la domination des intérêts commerciaux sur l’enjeu sportif. Pour sortir de l’impasse, ils réclament le départ de Frédéric Longuépée de la présidence du club. « On veut que notre club, qui est très ancien avec une grande histoire, soit représenté, incarné et défendu. La première des revendications est d’avoir un président qui soit en capacité de faire le lien entre la partie sportive et toutes les parties du club dont fait partie le développement commercial, mais dont fait aussi partie le Virage Sud » poursuit le porte-parole des Ultramarines.
Alors qu’une rencontre entre les Ultras et une partie de la direction du club a été planifiée, quel avenir pour le conflit ?
A l’occasion du match contre l’AS Monaco, le 24 novembre, les Ultramarines ont démontré qu’une trêve dans le mouvement de contestation n’était pas à l’ordre du jour. Cinq jours avant, dans un communiqué, le groupe de supporters avait déjà manifesté son refus de s’asseoir autour de la table de négociation avec Frédéric Longuépée pour ne pas légitimer son rôle de président. En tribunes, les revendications ont atteint un degré supérieur. Pour la première fois les banderoles ont visé les actionnaires, rendus responsables de l’enlisement du conflit.
« On est habitués aux longs combats, on ne lâchera rien » prévient Florian Brunet. « A ce stade, soit on claque la porte soit on intensifie notre action. Les tribunes sont devenues des zones à défendre et des zones en lutte » assure Laurent, membre du directoire des Ultramarines.
Ultime coup de théâtre, le groupe de supporters croit savoir que des querelles entre les deux actionnaires devraient mener au départ de GACP, à l'origine du rachat. De quoi noircir l'avenir du projet sportif...
Pourtant, au cœur de l'orage girondin, l’unique éclaircie vient, de façon paradoxale et fragile, du terrain où malgré les tensions qui agitent les coulisses et les tribunes, l’entraîneur Paulo Sousa a progressivement mis en place un jeu séduisant qui permet aux Girondins de figurer dans les hauteurs du classement. Mais pour beaucoup l’essentiel se joue ailleurs.