Kurdes : la manif' en famille

Par Victor Goury-Laffont et Thomas Gropallo

Depuis le 12 octobre, la communauté kurde de Bordeaux manifeste sa solidarité face à l’invasion Turque du Rojava (le kurdistan syrien) au nord-est de la Syrie. Des défilés hebdomadaires de cortèges multigénérationnels où défilent parents et enfants reprenant en cœur les slogans anti-Erdogan. Une expérience politique pour ces jeunes qui forge une génération militante.

Il est près de 16 heures le 9 novembre 2019 lorsque le cortège de manifestant.e.s pro-kurdes remonte le cours Pasteur vers la place de la Victoire, épilogue d’une après-midi de mobilisation. Dans la camionnette blanche qui ouvre le cortège, Yasin, l’un des organisateurs du mouvement, énonce au micro les revendications. En première ligne, un groupe d’enfants, de 7 à 12 ans, déambule lentement, scandant avec énergie les slogans lancés depuis les enceintes grésillantes de la fourgonnette. « Rojava n’est pas seul ! », « Erdogan, assassin ! », « À bas le régime fasciste en Turquie ! ». 

Chaque samedi, la routine est la même. Les enfants ouvrent le cortège, suivis des femmes kurdes dans un ballet de poussettes plus ou moins fourni. Les hommes ferment la marche. En tête de cortège, Medya Aktas, 15 ans, lance des « V » de la victoire avec ses doigts devant les objectifs. À ses côtés, une jeune fille, Nudem Demir, tient fermement le drapeau vert des YPJ, l’une des organisations militaires kurdes composée exclusivement de femmes qui combattent dans le nord de la Syrie. Nudem, âgée d’une dizaine d’année, est la seule fille des 4 enfants de sa famille. Une « habituée des manifestations » confirme Badia Hassan, présidente de l’association Kurde Rojava Gironde, qui connait bien cette « famille militante » et confirme sa présence chaque week-end. 

Les visages juvéniles de Medya Aktas et Nudem Demir dans le cortège kurde du 16 novembre - Crédit : Quentin Bral.

Les visages juvéniles de Medya Aktas et Nudem Demir dans le cortège kurde du 16 novembre - Crédit : Quentin Bral.

Le 9 octobre, alors que Washington vient d'annoncer le retrait de ses troupes du nord-est syrien, le président turc Recep Tayyip Erdogan lance l'opération « Source de paix ». La région, jusqu'alors contrôlée par la branche syrienne du Parti du peuple kurde, se retrouve alors sujet d'une annexion turque contraignant le déplacement de plus de 60 000 habitants.

C'est le point de lancement des manifestations kurdes à Bordeaux. Semaine après semaine, des centaines de membres de cette communauté battent le pavé, dénoncant les exactions militaires commises à des milliers de kilomètres de là et réclamant un appui de la communauté internationale. Ils étaient près d’un millier à défiler le 12 octobre 2019.

Ces mobilisations hebdomadaires sont autant d’espaces qui contribuent à l’apprentissage politique des jeunes kurdes. Selon Damien Bonne, chercheur en sciences sociales à l’Université de Lille, la manifestation est un « lieu politique explicite, où les revendications politiques s’expriment le plus clairement », en témoigne la virulence des slogans repris par les enfants du cortège. 

Les messages de soutien au Rojava, revendication principale des cortèges bordelais le 16 octobre 2019. Crédit : Stéphane Duprat.

Les messages de soutien au Rojava, revendication principale des cortèges bordelais le 16 octobre 2019. Crédit : Stéphane Duprat.

Pour Badia Hassan, la présence d’enfant kurde dans les cortèges se justifie pleinement. Il existe chez l'enfant kurde « une douleur profonde. Voir sa famille, ses grands-parents, ses parents, pleurer des morts, craindre pour la vie de leurs proches, ça donne forcément envie de combattre ».

Un propos partagé par Damien Boone. La politisation des enfants kurdes s’apparenterait à « une socialisation politique à la conflictualité », fruit d’une réalité sociale emprunte d’injustices et d’inégalités et dans laquelle baignent les enfants de la communauté.

« Nous devons transmettre notre histoire à nos enfants »

En réorientation professionnelle, Badia Hassan ne ménage pas ses efforts pour faire vivre l’association, donnant de la voix, mégaphone à la main, manifestation après manifestation. Mère de famille, elle incite également ses propres enfants à l'action, leur demandant même parfois de l'aide logistique dans ses tâches d'organisatrice. Impressions de tracts, transport de matériel : tout est bon pour apporter sa pierre à l’édifice militant. 

Malgré la pluie, Badia Hassan manifeste à Bordeaux le 23 novembre 2019. Elle exhibe sur sa pancarte l'une des martyrs kurde, Hevrin Khalaf. Crédit : Pauline Achard

Malgré la pluie, Badia Hassan manifeste à Bordeaux le 23 novembre 2019. Elle exhibe sur sa pancarte l'une des martyrs kurde, Hevrin Khalaf. Crédit : Pauline Achard

La présence d'enfants kurdes dans ces manifestations et événements associatifs n'est pas le seul ressort de transmission du capital politique. “Les kurdes ont une nation sans Etat, nous devons transmettre notre histoire à nos enfants”, détaille Badia Hassan.

À Bordeaux, l’engagement militant, les activités communautaires, solidaires, la musique et la langue sont autant d’instruments mis à profit pour permettre à une nouvelle génération de Kurdes de s'approprier ce passé commun. Dans le même sens, Damien Bonne évoque les multiples vecteurs de politisation susceptibles d’intervenir dans la construction politique des enfants. Il souligne la « complexité d’isoler les effets propres de la manifestation sur la politisation des individus ».

Chargé des « relations extérieures du cortège », certainement en raison de son excellente maitrise du français, Baran Aktas est grand-frère de Medya et réside avec sa famille à Libourne. L’aîné de la famille Aktas vit en France depuis 9 ans et accompagne régulièrement sa sœur dans les cortèges du samedi. “Les manifestations, c'est comme une tradition chez nous. Dès l'enfance, on trouve ça normal de manifester régulièrement”, explique le jeune homme. 

La femme, la jeunesse, et la population :
« Le peuple kurde met en avant d'abord la liberté de la femme et la voix de la jeunesse »

Conscient des griefs en instrumentalisation des enfants, Baran réfute l'idée d'une quelconque pression familiale dans son expérience politique : “Ça m'a été transmis, mais il n'y a pas eu d'ordre. On ne m'a jamais forcé à faire quoi que ce soit. Mais quand tes parents font du golf, tu fais du golf. Ça parait normal”. Pour Damien Bonne il y a, certes, « une reproduction chez les enfants du comportement des parents, mais ce sont des questions qui se posent pour l’ensemble de l’électorat », nonobstant l'appartenance à telle ou telle communauté.  

Deux jeunes filles portant les drapeaux du Kurdistan et du Parti des travailleurs du Kurdistan. Crédit : Stéphane Duprat.

Deux jeunes filles portant les drapeaux du Kurdistan et du Parti des travailleurs du Kurdistan. Crédit : Stéphane Duprat.

Comme Badia Hassan, Baran voit aussi dans cette transmission une nécessité de survie de son peuple : “On est 40 millions dans le monde mais on a pas un bout de terre. Ça fait 42 ans que le combat du peuple kurde dure, qu'on subit des occupations, et on sait que ça peut encore durer 100 ans. "


Reproduction familiale, risque de dérive nationaliste et perspectives futures ... Après plus de deux heures de marche et chants en continu, Baran Aktas nous a fait part de son analyse en marge de la manifestation kurde du 23 novembre à Bordeaux :