Il coud, nous cousons, vous causez


Quand la couture retisse le lien social

Derrière la gare Saint-Jean de Bordeaux, le quartier Belcier, ses quais austères et son ballet incessant de voitures. Quelques commerces et cafés résistent aux alentours mais les liens sociaux entre les riverains sont difficiles à nouer. Pour rompre la solitude, certains ont trouvé un repaire en plein coeur du voisinage. L’association Recup’R y a implanté un atelier participatif de couture pour apprendre au contact des autres. Un lieu d’échange où l’on apprend avec ceux qu’on croise tous les jours, sans jamais les connaître.   

Une constellation de tissus sur l’espace de travail. Des aiguilles qui apparaissent furtivement pour disparaître aussitôt. À l'atelier de couture de l'association Recup'R de Bordeaux, les petites mains voguent sur leurs ouvrages en solitaire ou en binôme. 

Ils sont une quinzaine à être venus ce mardi soir, et le manque d’espace se fait ressentir. L’atelier, assez exigu, est un bric-à-brac bien organisé. Sur la gauche, les différents tissus aux couleurs chatoyantes sont triés dans des caisses. Les bobines de fils sont elles accrochées au mur de droite. Elles aussi sont rangées par couleurs. Deux tables massives trônent au milieu de la pièce, où sont éparpillés, ici et là, laine et autres textiles. Il faut savoir jouer des coudes pour se déplacer autour. 

Domitille

Lunettes posées sur le nez, cheveux bruns bouclés attachés en arrière, elle dégage une bonhomie naturelle. Domitille, 28 ans, fait partie des participants. Seule au bord de la table, elle coud un coussin en forme de coccinelle.

L’aiguille vissée à ses doigts, elle s’attèle avec concentration à son ouvrage. Pour cause, la tâche est difficile. Dix heures lui ont été nécessaires pour parachever les deux côtés de la coccinelle qu’il lui faut encore assembler.

Le plus complexe ? Coudre les tâches noires sur son grand tissu rouge sans qu’aucun fil ne dépasse. Pointant du doigt le bord de l'une d’elle, elle explique comment elle y est parvenue : “Ici, j’ai fait un point bourdon. C’est une technique qui permet de coudre des points très rapprochés pour qu’on ne voit plus le tissu dessous”. Pour se perfectionner, la jeune femme a pu compter sur le soutien des participants de l’atelier: “J’ai été aiguillée par des gens qui savaient le faire. Il y a des amatrices qui cousent depuis trente ans. Alors elles échangent leurs compétences” .

L'atelier récupère divers textiles, dans une démarche écologique. Chacun peut donner des tissus. Ces derniers sont ensuite triés par couleurs et matières.

L'atelier récupère divers textiles, dans une démarche écologique. Chacun peut donner des tissus. Ces derniers sont ensuite triés par couleurs et matières.

L'entraide comme moyen d'apprentissage

La couture, une affaire de vieux ? Domitille croît au contraire que les jeunes ont beaucoup à apprendre aux plus anciens : “On apprend aux mamies à faire des sacs à main en faisant fondre des CD vinyles et à travailler des matières contemporaines comme le jean ou les fermetures éclair." Si ces échanges intergénérationnels sont aussi fondamentaux pour elle, c’est que l’enseignement de la couture se fait de plus en plus rare : “On apprend des choses qui se perdent, faute d’être transmises”

Pour pratiquer, l'intégralité du matériel de l’association est mis à libre disposition: “Tout est là. Il n’y a plus qu’à”. Il suffit de jeter un œil sur l’étagère murale pour le confirmer. Les boîtes de rangement débordent de morceaux de tissus. Cuir, satin, laine. Rouge, bleu jean, rose fuchsia. Une jungle de textile. Une aubaine pour ceux qui ne peuvent pas dépenser d'argent dans du matériel, comme l'explique la jeune femme, actuellement en recherche d’emploi :  “J’ai pris goût à la couture il y a trois, quatre ans mais pour continuer, je devais investir." L’atelier lui permet d’avoir accès à des machines à coudre professionnelles, mais aussi à une multitude d'étoffes.

Sortir de l'isolement

Chômeurs, migrants, étudiants, ils viennent de tous horizons. Parmi eux, Marie-Hélène, assise à la table de couture. Elle est originaire de Blanquefort. Ses mains sont occupées à tricoter une écharpe en laine rouge. Depuis quatre ans, elle vient régulièrement jusqu’à Bordeaux : " Chez moi, je me sens seule. Ici je me suis fait des amis, on rigole bien entre nous ". À côté d’elle, en train de repasser un sac, c’est Jacinthe. Elle aussi est une habituée : “J’essaye de venir au moins deux fois par semaine. On discute, on coud, on prend des cafés… le temps passe vite ». Un doux brouhaha résonne dans l’atelier. On parle des dernières nouvelles, certains ont amené des gâteaux.

Keita

Pendant ce temps, un peu à l’écart, un jeune homme est concentré à faire un ourlet à l’aide d’une machine à coudre. C’est Keita. Originaire de Guinée, cela fait plus d’un an qu’il est arrivé en France : "J’ai appris à coudre chez moi. A l’atelier, je montre comment faire à ceux qui ne savent pas ". Du haut de son mètre quatre-vingt, Keita pose sur ses interlocuteurs un regard tendre. Sourire greffé au visage, il exprime un français encore hésitant. La communication est parfois difficile, mais ce n’est pas un problème pour ce jeune homme : "J’apprends le français, des fois je n’arrive pas à dire un mot. Mais c’est pas grave, avec la couture on n’a pas forcément besoin de parler, on peut montrer ". 

Une nouvelle venue s’approche justement vers lui pour savoir comment faire fonctionner la machine à coudre. Avec patience et minutie, il délivre des conseils écoutés religieusement par les personnes alentours. Et quand Keita hésite, les participants sont là pour l’aider à améliorer son français. Jacinthe intervient : "C’est aussi ça l’atelier. Au-delà de la couture, on échange et on progresse" .

Un point d'ancrage dans le quartier

Le quartier Saint Jean Belcier, qui entoure la gare, souffre parfois d’une mauvaise réputation. Ceux qui y vivent, comme Domitille, voient dans l’atelier un point d’ancrage : "Le quartier est délaissé, malgré le fait qu’il soit proche de la gare. C’est un quartier de passage, pas d’arrêt. Il n’y a pas de cafés ou de places, aucun lieu d’échange. Le soir, c’est là où traînent les prostitués et les dealeurs ". Malgré les politiques urbaines de la ville pour transformer le quartier, le sentiment d’esseulement des riverains demeure : "Pas beaucoup de personnes du centre-ville viennent à Belcier. L’atelier diminue cet écart, on n’y rencontre pas seulement des voisins". Au rez-de-chaussée, l’atelier Recup'R a d’ailleurs élargi son champ associatif avec un garage bénévole. Le but : que chacun puisse apprendre à réparer soi-même son vélo. Un autre moyen d’ouvrir le quartier sur la ville.

Comprendre d'autres cultures

Entre deux coups d’aiguille, les langues se délient. Domitille se souvient de l’histoire singulière d’une bénévole: “Elle avait deux dates de naissance sur sa carte d’identité. Elle est originaire d’Algérie, mais une fois arrivée en France, elle s’est retrouvée avec une nouvelle date de naissance. L’Etat français lui en avait attribué une deuxième”. Chacun découvre une part de l’existence de l’autre: “C’est quelque chose que moi, petite Française née en région parisienne, je ne soupçonnais pas”.

Abdel, qui vient d'arriver en France, apprend la couture au contact d'une bénévole.

Abdel, qui vient d'arriver en France, apprend la couture au contact d'une bénévole.

19 heures. L’atelier se termine bientôt. La pièce se désemplit peu à peu. Les bobines de laine sont rangées, on remet à leur place les tissus qui traînent. Sur le seuil de la porte d’entrée, les habitués se disent au revoir. Le léger grincement des dernières machines à coudre se fait encore entendre. Jacinthe, qui vient de terminer la confection d’un sac, s’apprête à partir:

- “Tu viens manger le couscous vendredi Domitille ?” 

- “Quoi ? Tu viens de me l’apprendre ! “

- “Toi, tu n’as pas lu l’affiche en bas !”

- “C’est vrai, mais chut, il ne faut pas le dire”

L'intéressée lève les yeux de son ouvrage :

- "Plus que de venir manger un couscous ici, ce que je veux, c’est surtout apprendre à le faire ! Parce que cuisiner un couscous avec une marocaine, ça n’a pas de prix !”

La couture favorise les échanges intergénérationnels.

L'atelier couture se tient trois fois par semaine. Il faut compter 30 euros pour une adhésion à l'année.

La couture favorise les échanges intergénérationnels.

L'atelier couture se tient trois fois par semaine. Il faut compter 30 euros pour une adhésion à l'année.