5 questions à Hélène Jeanmougin

Auteure d'une thèse sur la gentrification et ses effets de le quartier de Reuterkiez, la sociologue Hélène Jeanmougin répond à nos questions.

1) Le phénomène de gentrification semble être plus tardif à Berlin que dans les autres capitales européennes, pourquoi ? 

Tout simplement parce que la présence du Mur de Berlin a ralenti les transformations urbaines à l’œuvre au niveau global, dont la gentrification. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la gentrification berlinoise a été d’abord particulièrement marquée dans certains quartiers à l’est du Mur (Prenzlauer Berg, Friedrichshain) pour continuer ensuite dans des quartiers de l’ouest (Kreuzberg puis Neukölln). Cependant, si la capitale berlinoise a pris du « retard » sur la gentrification, la forte augmentation des loyers (à titre d’exemple, 80% d’augmentation entre 2008 et 2014 dans le Reuterkiez à Neukölln où j’enquête pour ma thèse) démontre que Berlin «rattrape» malheureusement très rapidement ce « retard »…

2 ) À Berlin la gentrification est-elle  liée à l’univers underground comme on le laisse souvent entendre  ?

L’image «alternative» et festive de Berlin est une des raisons de son attractivité pour de jeunes européens, qui viennent s’y installer en payant des loyers chers pour le contexte local -il faut rappeler que les salaires sont très bas à Berlin et que la précarité y est importante - mais qui semblent bas pour des jeunes arrivant de capitales européennes où les loyers sont encore plus élevés. Mais attention aussi à ne pas se focaliser uniquement sur ces jeunes : les raisons de la gentrification à Berlin sont également fortement liées à de gros investisseurs qui rachètent des lots d’immeubles entiers pour les revendre ensuite en réalisant de forte plus-values, à des stratégies d’investissement immobilière individuelle (on fait une « bonne affaire » en achetant à un prix intéressant un appartement qu’on utilise comme résidence secondaire et qu’on loue sur des plateformes de type Airbnb lorsqu’on est absent), ou à l’installation d’autres « gentrifieurs » plus âgés et moins festifs que ceux fréquentant les clubs berlinois, s’installant à Berlin pour des raisons professionnelles (le marché du travail y est beaucoup plus dynamique qu’il y a quelques décennies). 

Attention aussi à cette idée d’ «underground» : l’image de Berlin comme ville alternative, comme une ville « arm aber sexy » (pauvre mais sexy), comme le disait le maire de la ville Klaus Wowereit, fait partie d’un marketing urbain qui n’a rien d’underground. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les capitales européennes et plus largement mondiales sont en concurrence pour attirer classes moyennes solvables et touristes, et chaque ville a dans ce but une stratégie de communication valorisant des caractéristiques attractives de la ville, par exemple : la mer, la fête et le soleil pour Barcelone ; les clubs, les fêtes sans fin et la vie «alternative» pour Berlin… Il s’agit donc d’une stratégie d’attractivité valorisée par la municipalité, qui utilise ainsi l’existence d’une scène «underground» qui est par ailleurs de plus en plus réprimée par les politiques publiques. Par exemple, il n’existe plus de réels squats à Berlin depuis les années 80, et beaucoup de lieux festifs et/ou politiques «undergrounds» ont été contraints de fermer ou de s’institutionnaliser. 

3 ) Pourquoi parle-t-on de "gentrification touristique urbaine"?  

Personnellement, je ne parle pas de "gentrification touristique urbaine", mais je constate que dans le quartier sur lequel je travaille pour ma thèse (le Reuterkiez), les caractéristiques attractives du quartier sont les mêmes pour les (jeunes) gentrifieurs et les (jeunes) touristes urbains : des espaces marqués par une diversité fonctionnelle et ethnique, un large choix de petits commerces et de gastronomie, la présence d’une « classe créative », une image alternative, festive, ouverte et tolérante… Les effets de la présence de ces gentrifieurs et de ces touristes sont également en partie les mêmes : transformations des commerces correspondant à leurs goûts et hausse des prix de l’immobilier notamment. Attention cependant car là encore, les profils des gentrifieurs du quartier sont variés (j’observe également des familles de classes supérieures avec enfants par exemple) et la présence touristique de manière plus générale n’est pas obligatoirement synonyme de transformation massive du quartier. 

4 ) Les clubs sont-ils maintenant victimes eux aussi de la gentrification ? 

Je pense que les clubs sont surtout victimes de la raréfaction et de l’augmentation des prix du foncier de manière générale à Berlin, qui est un phénomène d’une autre échelle que la gentrification. 

Cependant, c’est vrai que le rôle des clubs est ambigu dans la « fabrique de l’imaginaire » d’un territoire et des effets de gentrification qui s’en suivent. Je remarque ce rôle ambigu également dans la présence de militants de gauche dans certains quartiers en gentrification : tout en luttant contre l’augmentation des loyers et la transformation du quartier, ils construisent parallèlement une image «alternative» et politisée qui rend paradoxalement le quartier encore plus attractif… 

5) Beaucoup de club ferment actuellement, peut-on penser que cela  amorce la fin de la gentrification touristique ? 

Certains clubs ferment mais s’installent ailleurs (je pense par exemple au Griessmühle qui vient d’annoncer avoir trouvé un nouvel espace). Je crois qu’il est encore trop tôt pour y voir un phénomène définitif, et je pense que les clubs ont d’autres ressources et qu’on observe plutôt une transformation de leur répartition spatiale, qui accompagne aussi un mouvement de «lissage» de la vie culturelle alternative berlinoise, qui a commencé il y a deux décennies et qui s’inscrit dans un contexte géopolitique plus large… Je vous renvoie pour cela à l’article du géographe Boris Grésillon, «Mes nuits sont plus belles que vos jours : une lecture géopolitique des nuits de Berlin».

Noa Thomas