Vague violette sur Bordeaux
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Trois événements, une lutte : Bordeaux se mobilise contre les violences faites aux femmes. À l'occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, Bordeaux a été le théâtre de trois manifestations distinctes, chacune portant un message unique mais complémentaire.
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La manifestation du 23 novembre : le point culminant
Une odeur de gaufres chaudes plane sur la place de la Victoire. Les gilets oranges et les bandeaux violets des militantes féministes s’activent, s’organisent et se réunissent. Avant la marche, c’est à une prise de parole que les associations se préparent. En amont du rassemblement, les cheveux roux de la manifestante Leelou volent au côté des pancartes qui se dressent.
“On a de la chance que les femmes soient la grande cause de ce quinquennat. Entre le procès Mazan et les lois anti-trans il y a quelques années, pour moi, tous les jours, il y a une nouvelle raison de se révolter”, ironise Leelou. Autour d’elle, 5000 personnes se sont réuni·e·s dans les rues de Bordeaux samedi 23 novembre, contre 1500 en 2022. C’est l’AG féministe de Gironde, une organisation qui coordonne tous les autres collectifs qui organise la marche. “J’ai quand même l’impression que les choses évoluent, notamment avec l’affaire Pélicot, de plus en plus de femmes âgées prennent du recul sur leur vie et se questionnent” déclare Ingrid au nom de Nous Toutes 33.
Ingrid du mouvement Nous Toutes 33 ©Jean Rémond
Ingrid du mouvement Nous Toutes 33 ©Jean Rémond
La date du 25 novembre a été choisie par les associations et collectifs féministes comme Journée internationale de manifestation contre les violences faites aux femmes et aux minorisé·es de genre, en mémoire des trois militantes dominicaines assassinées le 25 novembre 1960. Quand le passé résonne toujours, les associations demandent plus de moyens.
“Comme la Fondation des Femmes, nous demandons trois milliards d’euros d’aide pour lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles.” C’est ce qu’a revendiqué samedi 23 novembre, Ingrid. Le gouvernement profite de cette journée pour faire plusieurs annonces. Le budget de l’aide universelle d'urgence va passer de 13 à 20 millions d'euros. L'extension des dispositifs permettant à des femmes victimes de violences de déposer plainte dans un hôpital est également annoncée. Des kits de détection de soumission chimique seront remboursés par l'Assurance maladie dans plusieurs départements à titre expérimental.
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Une voix collective contre les violences de genre
Comme tous les ans à cette période, Sarah Barukh était dans la rue pour manifester. L’autrice de 125 et des milliers explique “On essaye toujours de victimiser les victimes, on pense qu’une victime est une femme faible alors qu’en fait, subir de la violence ça demande beaucoup de force. Les femmes qui meurent sont celles qui ont réussi à partir.”
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Ces cortèges dans toute la France sont pour elle une opportunité de faire bouger les choses plutôt qu’un lieu pour exprimer sa colère. “Le plus important c’est de prendre la mesure de la culture du viol qui se joue derrière beaucoup de violences. La colère contre la société est légitime, mais le fait qu’il n’y ait pas d’homme dans certains cortèges, est-ce efficace ? Mon idée ce n’est pas de prendre une revanche.” Sarah Barukh avoue se questionner souvent sur la place des hommes dans les manifestations, dans l’espace public.
Au balcon ou dans la rue, derrière les objectifs ou les pancartes, les hommes observent, photographient ou marchent. Ils crient, non pour camoufler la colère de leurs amies, sœurs ou compagnes, mais bien pour en faire un écho encore plus grand. Au-delà des cris, “je n’ai jamais vraiment compris la différence entre les femmes et les hommes, ceux qui sont misogynes, ceux qui sont violents, je ne comprends vraiment pas.” La voix d’Edgar tremble. Le jeune époux tient une pancarte “Plainte ou pas, je te crois”. Il se tourne vers Océane, ils se sont mariés l’année dernière et dans leur couple. “Le consentement est toujours libre, éclairé, réversible et spécifique” déclare Océane.
Les hommes au balcon ©Emma Bevivino
Les hommes au balcon ©Emma Bevivino
Les propos d’Edgar trouvent un écho chez les papas. “Il faut que les hommes soient plus présents et surtout que toutes les causes soient représentées par tout le monde.” Emmitouflé dans sa parka, une poussette à la main, c’est Matthieu qui se questionne sur la place des hommes et des papas dans cette marche. Simon regarde avec ses grands yeux son papa en agitant ses doudous; ses pancartes à lui. Léa reprend la poussette. La jeune maman avoue avoir eu “peur que ce soit un garçon, donc un potentiel agresseur.” Mais elle l’a emmené en manifestation dès aujourd’hui, “pour qu’il n’y ait pas d’hésitation dans son éducation, et que plus tard ce soit normal pour lui de s’indigner.” Léa pointe aussi du doigt une pancarte : "Éduquez vos fils !". “Ce slogan, je suis contre, parce que ça force encore une fois les femmes à une certaine éducation. Alors que moi, j’essaie juste de transmettre à mon garçon du respect.” poursuit-elle.
Si les rues de Bordeaux ont été le théâtre d'une prise de conscience générale le 23, deux événements organisés la même semaine ont suscité moins d'engouement, mais mis en lumière d'autres pans du mouvement féministe.
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Le « Die In » : un hommage silencieux
La semaine pour la lutte contre les violences faites aux femmes et aux minorités de genre commence une semaine auparavant. Le dimanche 17 novembre, le collectif féministe de Gironde Nous Toutes 33 organise un die-in, place de la Bourse. Double objectif : interpeller le gouvernement français et sensibiliser les passants bordelais.
*die-in : une forme de manifestation où les personnes simulent la mort
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En 2023, 93 femmes ont été victimes de féminicides, 319 victimes de tentatives de féminicides et 773 victimes de harcèlement par conjoint ou ex-conjoint ayant conduit au suicide ou à sa tentative soit 1 185 femmes victimes au total.
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“C’est plus d’un Bataclan par an dans l’indifférence la plus totale !” crie Ingrid, militante du collectif Nous Toutes 33. Le poingt serré autour de son micro, la militante entame la lecture des noms des 122 tuées cette année. Face à elle, 80 femmes se sont réunies dans un silence glaçant. Seulement 80 femmes, pour 122 féminicides. Allongées sur les pavés froids de la place de la Bourse, elles ont marqué à la craie l'empreinte de leurs corps gisant sur le sol, pour que ces mortes ne tombent dans l'oubli. Après une minute de silence pour toutes celles qui ne peuvent plus chanter, les militantes bâillonnées par un ruban violet, entonnent d’une seule voix l’hymne des femmes sous les regards intrigués des passants.
“C’est plus d’un Bataclan par an dans l’indifférence la plus totale”
Ingrid, Nous Toutes 33
Pour Chloé Florent, participante au Die In, l'objectif est double, interpeller le gouvernement français et sensibiliser les passants bordelais. “Ça va plus loin qu’une simple commémoration. On veut marquer les esprits et arrêter de dire que ce sont simplement des faits divers.”
Mais face au manque de participantes Ingrid s’interroge “Je ne saurais pas dire pourquoi on est que 80”. Si le foisonnement d’événements cette semaine-là provoque un éparpillement des forces pour soutenir la cause, il permet aussi de créer différents espaces d’expression, de joies et de colères pour les femmes.
“J’ai rejoint le collectif pour que toute la colère que j’ai en moi soit utilisée de manière plus utile. Quand on se retrouve, on ne se sent pas seule, ça fait du bien.” confie Charlotte Frete, membre du collectif. Un sentiment partagé par de nombreuses femmes lors du dernier événement de la semaine, en non mixité choisie (sans hommes cisgenre*), le jour du 25 novembre.
*cisgenres : personne qui se reconnaît par son genre de naissance
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La manifestation en non-mixité du 25 novembre : un espace d'expression sûr
Le 25 novembre, sur la place sombre du Parlement de Bordeaux, iels étaient une centaine à se réunir en non mixité choisie à l’appel du collectif libertaire la GrrrAF. Un rassemblement non déclaré à la préfecture et sans revendications précises au gouvernement. Cette manifestation, plus petite que celle du 23, a offert un espace d'expression unique pour les femmes et les minorités de genre. “On n’a pas besoin de demander à l’Etat des droits qu’il met en péril et on n’a pas non plus besoin d’hommes pour nous protéger. Ce soir, symboliquement on reprend ce qui devrait nous appartenir, la rue” s’exclame dans un discours, Emma, membre du collectif organisateur.
Si dans le cortège du 23 novembre beaucoup de revendications concrètes on été faites, ici c’est une lutte contre les violences systémiques que mène le mouvement féministe, anti fascite, anti capitaliste. “Pour moi ces moyens de luttes se complètent, ils se renforcent, il faut que toutes les violences puissent s’exprimer” explique Emma. Cette manifestation bien qu’excluant les hommes cis vient en complément de celle du 23 novembre. Le samedi préparait le lundi et l’entre-soi total. “C’est important que l’on puisse s’organiser entre femmes et minorité de genre, sans hommes militants cisgenres” lançait déjà Marion, militante de l’Assemblée Générale féministe de Gironde (AG féministe) pendant la manifestation en mixité. À quelques pas d’elle, sous la Grosse Cloche, Garance, étudiante de Sciences Po Bordeaux, confirme les propos de Marion “La non-mixité c’est un espace safe sans biais sexiste. J’adore ce slogan : Ne nous libérez pas on s’en charge.” conclut-elle.
Une manifestante brandit son histoire ©Emma Bevivino
Une manifestante brandit son histoire ©Emma Bevivino
Pourtant, cet évènement comme le Die In ne rassemble pas le monde espéré. Même entre femmes, beaucoup ont eu peur de manifester de nuit dans l’illégalité. “Il y a beaucoup d’émotion ce soir, mais surtout de la colère face au peu de monde présent” regrette Véronique, batuqueira. Un moment d’expression de la colère et de la frustration pour certaines mais aussi de joie. “Je me sens fière, puissante, émue d’être entourée par toutes ces personnes qui partagent mon combat” se confie Estelle.
Le cortège s’élance dans les rues de la ville sous les tambours de la batucada féministe de Bordeaux. “Free Free Palestine” lance alors une manifestante vêtue de violet de la tête au pied, un peu plus loin dans la marche. Petit à petit, la foule reprend son cri en chœur. Toutes les causes, toutes les colères s’entremêlent.
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Intersectionnalité et solidarité : Quand les luttes se rejoignent
“Le patriarcat ne nous laisse pas de place et sa violence augmente quand il s’allie au racisme et au colonialisme.” explique Emma. D’autres ne comprennent pas. “Je ne comprends pas la récupération politique dans les cortèges, avec une majorité de drapeaux palestiniens. Il n’y a pas de rapport entre ces événements” s’indigne Sarah Barukh à la manifestation du 23 novembre alors qu’une trentaine de drapeaux palestiniens flottent sur la foule.
Pour elle l'intersectionnalité* disperse le message féministe, et peut donc expliquer le faible nombre de participantes à cette marche alors que pour d'autres ces luttes sont indissociables.
*intersectionnalité : notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société.
En septembre, c’est Médiapart qui rappelle que les talibans interdisent désormais aux femmes de faire entendre le son de leur voix dans l’espace public. Parler, crier est interdit ailleurs. Ici, dans les rues de Bordeaux, Emma reste optimiste. “C’est le seul jour de l’année où j’ai de l’espoir, alors je crie ici, pour qu’il y ait un peu d’écho là-bas c’est de la solidarité et surtout de la sororité.”
Pancarte slogan inspiré des mouvements iraniens ©Emma Bevivino
Pancarte slogan inspiré des mouvements iraniens ©Emma Bevivino
“Ici, on peut crier, s’exprimer en toute liberté, pas comme partout” déclare Estelle. Une sororité qui va au-delà même des frontières, comme résonne ce chant à la fin de la manifestation.