La faim justifie des moyens

En France en 2020, 8 millions de personnes, soit 10% de la population française, a besoin d'aide alimentaire, selon le Secours Catholique. Credits : Pixabay 

En France en 2020, 8 millions de personnes, soit 10% de la population française, a besoin d'aide alimentaire, selon le Secours Catholique. Credits : Pixabay 

Un million. C’est le nombre de français ayant basculé dans la pauvreté suite au premier confinement. Fin novembre, après un mois de reconfinement, nous ne disposons pas encore de chiffres officiels, mais les bénévoles et les sans-abris sont formels : la pauvreté a encore augmenté. Reportage à Bordeaux et Toulouse.

«Vous avez quelque chose de chaud, de la soupe ou du café ?». Il fait 4°C à Bordeaux en cette mi-novembre et Les Robins de la Rue s’activent sous la lumière blême des lampadaires. Pourtant, si  les chariots débordent de sandwichs, pâtes, viennoiseries, c’est autour de Clothilde* qu’un groupe se forme : elle distribue les boissons chaudes. «Il commence à faire vraiment froid, confie Diego*, j'ai plusieurs duvets mais il faut que j’installe une bâche sur ma tente pour garder la chaleur. J’aurais presque envie d’allumer un feu», plaisante-t-il.

S’il habite en tente, ce n’est pas par choix, mais bien parce que les centres d’hébergement sont saturés dans la métropole. Selon le Ministère des Solidarités, 1100 personnes seraient sans-abri en Gironde, mais sur le terrain tous s’accordent à dire que le nombre de personnes dans la rue a encore augmenté depuis le reconfinement. Tous les profils sont concernés, allant des mineurs isolés aux femmes enceintes, en passant par des familles et des personnes âgées. Et pour ceux qui ont un compagnon canin, trouver une place en hébergement d’urgence relève du parcours du combattant, les animaux n’étant pas acceptés en foyer.  

Cinq soirs par semaine à Toulouse, le Secours Catholique distribue des paniers-repas, des couvertures chaudes et des kits d’hygiène à ceux qui s’abritent sous leurs sacs de couchage. Des formes sombres sous les Galeries Lafayette, invisibles pour ceux qui ne les cherchent pas. Sandrine, Xavier et Kaoutar eux, sont aux aguets. Leur tournée commence à 19h, mais depuis le confinement d’octobre, ils arrivent parfois trop tard : «d’habitude, ils font la manche à la sortie des bureaux, jusqu’à très tard. Mais maintenant comme il n’y a plus personne dehors à partir de 7 ou 8h, ils se couchent plus tôt», constate Sandrine, bénévole depuis un an et demi.

A Bordeaux aussi plusieurs acteurs se mobilisent pour que les maraudes aient lieu. Pour celle du jeudi soir organisée par Les Robins de la Rue, ce sont cinquante repas préparés par les cuisiniers du Wanted Café, des invendus cédés par deux boulangeries, et des couverts jetables fournis par Essor. De leur côté, les bénévoles ramènent de la soupe, du café et de l’eau chaude pour préparer du thé. Depuis le reconfinement la demande a presque doublé : «on est passés de 40 repas distribués à 70-80» détaille Jacques Bascou, qui organise la maraude. Un constat que partage Juan*, sans-abri : «il y a des gens, même avec la soupe c’est comme s’ils mangeaient une pizza, ou quelque chose de vraiment bon», souligne-t-il en saluant le travail des associations. Pour l’hygiène, le même problème se pose. Les délais pour prendre une douche s’allongent et le 115, débordé, ne sait plus où rediriger les gens.

Des bénévoles débordés

Le Secours Catholique de Toulouse était resté ouvert pendant le premier confinement, quand la plupart des associations avaient fermé. Pour le reconfinement toutes sont restées actives, mais les bénévoles ne soufflent pas pour autant : «nous pensions que notre charge de travail serait amoindrie mais au contraire : avec cette croissance exponentielle des personnes en précarité nous avons augmenté notre charge de travail de 30% par rapport au premier confinement», souffle Andrew Nguyen, son directeur. Debout à 5h du matin, il ne rentre pas avant 22h30 en semaine et consacre tous ses weekends à l’association. Heureusement, il peut compter sur ce qu’il appelle sa deuxième famille :  un noyau permanent de bénévoles dont la plupart sont d’anciens sans-abris, comme Sébastien, aujourd’hui serveur. Ayant vécu deux ans dans la rue, il affirme qu’«on peut s’en sortir mais avec un coup de main».

Andrew Nguyen, Directeur de l'Ostalada, antenne du Secours Catholique à Toulouse.

Andrew Nguyen, Directeur de l'Ostalada, antenne du Secours Catholique à Toulouse.

Samedi 21 novembre, la température a chuté à Toulouse. A 6h30, Sébastien embarque avec un bénévole à bord de la camionnette blanche chargée de cagettes pleines de panier-repas, de café chaud et de soupe. Direction le Chemin du raisin, un terrain prêté par la mairie deux heures par jour pour la distribution de petits-déjeuners. Avant le confinement, les sans-abris venaient se réchauffer au centre social de l’Ostalada, mais les mesures sanitaires empêchent aujourd’hui ce rassemblement. Louis* serre son café chaud entre ses mains. Cet ancien agriculteur et chauffeur de bus est à la rue depuis deux ans, mais il n’a jamais vu autant de monde que depuis le reconfinement : «on voit ça tous les jours, c’est plein à craquer !», s’indigne-t-il.

Agriculteur pendant 15 ans puis chauffeur de bus pendant 11 ans, Louis* est sans domicile depuis 2018.

Louis est sans domicile fixe à Toulouse depuis deux ans

Le soleil se lève et le camion redémarre. A 10h, Sébastien doit être à l'Ostalada pour préparer les sandwichs. Les journées s’enchaînent pour les bénévoles, qui sont 20% moins nombreux qu’à l’ordinaire selon Marc Beauvais, président du Secours Catholique : «certains bénévoles sont vieillissants, ont une santé fragile. Pendant le premier confinement, on a compensé par le fait que les bénévoles étudiants, salariés, en télétravail ont apporté un coup de main. Ce n’est pas le cas du deuxième confinement car l’activité économique se poursuit».

Sébastien est serveur et bénévole à l’Ostalada, il a vécu deux ans à la rue.

Sébastien, bénévole au Secours Catholique à Toulouse

A l’entrée de l'Ostalada, Ibrahima prend un bol d’air frais avant de nettoyer les douches. «Quand je suis venu en France, on me donnait gratuitement donc je me suis dit “pourquoi pas être bénévole ?”», sourit celui dont la demande d’asile a été rejetée. Si peu de monde osait sortir pendant le premier confinement, il accueille cette fois-ci dix à vingt personnes par jour pour leur offrir une douche, dont «beaucoup de familles qui viennent avec des enfants».

Des stocks alimentaires en baisse depuis le reconfinement

Partout en France, les associations tournent en flux tendu depuis mars dernier. A Bordeaux, 800 étudiants supplémentaires ont sollicité l’aide de la banque alimentaire depuis le premier confinement, et leur nombre n’a cessé de croître. Le responsable de l’approvisionnement des Restos du Cœur en Gironde, Gérald Barnabé, s’inquiète d’une hausse continue de la demande, après qu’elle a déjà bondi de 8% au cours de l’été. L’association, qui vient en aide à 20 000 personnes chaque semaine dans le département, craint de ne pouvoir subvenir aux besoins de tous si le nombre de nouveaux bénéficiaires continue d’augmenter.

Dans les départements de Haute-Garonne, Tarn-et-Garonne et Ariège, cette crainte est partagée par Aurélie Racine, la directrice de la Banque Alimentaire locale. Rien qu’à Toulouse, 8000 nouveaux bénéficiaires ont été recensés depuis le premier confinement. Ce chiffre vient s’ajouter aux 4 millions de repas distribués en 2019 à 20 000 personnes, selon la Banque Alimentaire de Toulouse et sa région. 

L’Ostalada n’en ressent pas encore les conséquences, si ce n’est pour les protéines : «on est en grosse difficulté pour la semaine prochaine parce qu’on n’a pas de viande. On va remplacer par des lentilles, des choses comme ça. En frais, on a reçu que des yaourts», observe Andrew, qui fait des réserves pour éviter de manquer : «je pousse toujours le bouchon à 30 % en plus.  Je vais commander 280 voir 300 kilos au lieu de 250». La fermeture des petits commerces complique l’approvisionnement, assuré uniquement par les grandes surfaces. Six jours sur sept, les bénévoles vont récupérer les surproductions de pain dans les boulangeries, mais «actuellement, ils sont devenus frileux, ils produisent beaucoup moins. On se rabat sur le pain de mie, mais il n’y a pas de surproduction».

Malgré ces difficultés, Andrew ne ralentit pas : un œil sur l’horloge au mur de l’association, il est 14h30. D’autres bénévoles vont arriver pour aider à la confection des paniers-repas. Une activité supervisée par Nacera, bénévole permanente, qui a elle aussi trouvé à l’Ostalada un remède à la solitude et à la précarité des migrants déboutés de l’asile. Tout sourire, elle accueille les premiers arrivants. Pendant une heure et demie, chaque bénévole remplit les colis de mandarines, boissons, croissants, et 110 sandwichs sont préparés. Car si les chiffres officiels sur la pauvreté induite par le reconfinement n’existent pas encore, le nombre de sandwichs distribués est un indice empirique : «pendant la période de déconfinement, en juillet et août, nous avons distribué jusqu’à 41230 repas. L’été précédent, nous n’en avons distribué que la moitié. Donc, il y a une augmentation vraiment forte des populations en précarité», affirme Andrew. Marc Beauvais, qui recoupe cette expérience avec celle d’autres associations comme les Restos du Cœur ou le Secours Populaire, dresse le même constat : «on a aujourd’hui une augmentation de l’ordre de 20 à 30 % selon les lieux».

Les nouveaux visages de la précarité 

Jacques Bascou est aussi bénévole au Pain de l’Amitié, association bordelaise distribuant des repas chaque midi pour la modique somme d’1,50 euros. Ces dernières semaines, il ne compte plus les nouveaux visages, qu’il décrit comme appartenant à «un nouveau pallier de misère, encore plus invisible car on ne dirait pas qu’ils sont pauvres». Cette précarité, plus insidieuse, touche des personnes n’ayant jamais eu besoin jusque-là de recourir à des associations pour subvenir à leurs besoins vitaux. Et si certains de ces nouveaux précaires se rendent aux maraudes, la majorité d’entre eux sont difficiles à aider car ne se manifestent pas, par honte, peur d’avoir à se justifier ou de susciter la pitié, ou parce qu’ils ne se sentent pas légitimes. Impliqué depuis plusieurs années dans les actions caritatives, Mr Bascou peut en aider certains grâce au bouche à oreille, mais il craint qu’ils ne soient en réalité bien plus nombreux. «Il s’est créé une misère terrible, qui touche énormément de gens, déplore-t-il. Ils habitent dans des logements tout à fait normaux mais n’ont plus rien. Leur nombre est quasi impossible à évaluer. On ne les voit pas, on ne les entend pas, personne ne s’y intéresse parce qu’ils ne demandent rien».

A Toulouse, Marc Beauvais a recensé les nouveaux profils de personnes venant frapper à la porte des associations de Haute-Garonne. Ses équipes sont interpellées par des personnes qu’elles ne connaissaient pas. Ce sont «des étudiants, plutôt étrangers, qui ont perdu leurs petits boulots. Ceux qui se sont retrouvés au chômage partiel, des intérimaires ou des aides à domicile, qui n’ont plus de missions, mais aussi des migrants déboutés de leur statut ne pouvant plus travailler au noir dans les restaurants ou les bars.» Il pense d’ailleurs qu’« une autre catégorie apparaîtra au premier trimestre 2021. Ceux touchés par les plans sociaux et dont les indemnités chômage seront loin de couvrir le salaire.» A l’échelle nationale, le dernier baromètre Ipsos pour le Secours populaire est frappant : 18 % des Français ne peuvent boucler leur budget sans être à découvert à la fin du mois. L’association a ainsi fourni une aide alimentaire à 1 270 000 personnes, dont 45 % n’avaient jamais franchi ses portes auparavant.

Cette explosion de la pauvreté inquiète aussi les institutions. Le Secours Catholique en Haute-Garonne ne vit habituellement que des dons pour conserver son indépendance. Exceptionnellement, il a reçu de l’aide: 40 000 euros de la part de la municipalité, du Conseil Régional et de l’Etat. Cet argent est vital pour soutenir les bénévoles, mais aussi pour permettre aux gens qu’ils aident à se réinsérer durablement dans la société. Car à l’Ostalada, chaque sans-abri reçoit un accompagnement personnalisé, allant du besoin d’un café chaud et de compagnie, à l’obtention d’un logement et d’un métier.

Lionel, aujourd’hui bénévole dans l’association, est un bon exemple de la réussite de ces démarches. Devenu sans domicile fixe en juillet dernier suite à un divorce, il n’avait plus la force de réclamer son RSA, mais le Secours Catholique l’a aidé à remonter la pente.

Lionel, bénévole au Secours Catholique à Toulouse

Lionel, bénévole au Secours Catholique à Toulouse

Andrew nuance toutefois cette victoire : «Lionel fait partie des exceptions, il est tombé au bon moment. Mais ce n’est pas la majorité des cas malheureusement. Pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré un jeune qui était intérimaire dans le BTP, il a perdu son travail lors du premier confinement. Au déconfinement, il a pu retrouver du travail, et il l’a reperdu lors du reconfinement. Ça peut détruire quelqu’un en peu de temps». 

Olivier Véran, ministre de la santé et des solidarités, annonçait le 2 novembre une augmentation de 48% des fonds européens destinés à l’aide alimentaire pour la période 2021-2027, soit 870 millions d’euros contre les 583 millions précédemment annoncés. Mais en ce qui concerne les municipalités, aucune obligation légale ne les oblige à allouer des fonds aux associations. La lutte contre la précarité devient donc un choix politique, qu’ont fait Toulouse et Bordeaux pendant la crise sanitaire. Les associations espèrent donc qu’il se poursuive sur le long terme par de vraies politiques de relogement et d’aide à l’insertion professionnelle.

*Les prénoms ont été modifiés