Rap et éloquence, des liens très parlants

Parer les coups, couper court aux clichés, tâchons d’être clairs : rap et éloquence ont bien plus à voir qu’il n’y paraît. Aussi limpide que de l’eau de roche, loin d’être des œuvres à l’arrache, les arts oratoires s’allient et tapent d’un même poing sur la table.

Crédit photo : Yann Castanier

Crédit photo : Yann Castanier

L’homme en robe s’avance dans la salle ornée. Le visage fermé, l’air soucieux, un bref regard à sa gauche, il pose ses feuilles sur un mince support en bois. Son visage se détend soudainement. Ses yeux s’éclaircissent et prennent tout à coup un air ironique. Sourire en coin, il s’élance. Sa parole, à la manière de sa gestuelle, est légère et ciselée. Les mots ne s’entrechoquent pas, les silences sont abondants. Mais son éloquence est trahie par une certaine aisance scénique et un goût prononcé pour l’allitération. Cet homme, c’est Serge Money.

Ancien rappeur devenu avocat, cet orateur réalise parfaitement la jonction entre deux domaines qui sont traditionnellement opposés dans la société : le rap et l’éloquence.

Toutefois ces deux univers ont énormément de points communs, à commencer par l’utilisation du langage. Définie comme l’action de convaincre, l’éloquence c’est l’art de persuader par la parole. Le rap quant à lui n’a pas de but propre si ce n’est, comme toute forme d’art, peut-être, d’émouvoir ou de pousser à la réflexion.

«Les idées deviennent claires
lorsqu’elles trouvent les mots»

En apparence antagonistes, le rap et l’éloquence se retrouvent tout d’abord sur l’importance qu’ils donnent à la culture, notamment livresque. Ainsi, placer des références littéraires est devenu une constante pour beaucoup de rappeurs.

C’est le cas notamment de Nekfeu qui n’hésite pas à baptiser ses chansons avec des titres de romans comme «Risibles amours» (de Milan Kundera), «Le Horla» (de Guy de Maupassant) ou encore «Martin Eden» (de Jack London). Il expliquait d’ailleurs dans une entrevue donnée au média «Rapelite» en 2015 qu’il lui était déjà arrivé de commencer à lire un livre après avoir entendu un rappeur en parler.

Parsemer ses textes de références, c’est aussi le labeur du jeune rappeur parisiano-bordelais DK Dizzy. Pour lui, il s’agit d’égrainer dans ses morceaux ce qu’il nomme des « easter egg » (« œufs de Pâques ») en guise de clins d’œil à l’auditeur.

Co-présidente de la Tribune Montesquieu, une association d'éloquence bordelaise, Charlotte Clamaran Danzelle, 19 ans, se remémore. Lors d'un procès fictif sur l'environnement, l'un des orateurs, cherchant à argumenter sur la sagesse argua qu ' «un arbre qui tombe [faisait] plus de bruit qu'une forêt qui pousse» , une «punchline» qui avait beaucoup plu à la jeune étudiante en droit.

Dans cette même lignée, le rappeur Médine, de manière à prêcher « [ses] convaincus » (nom qu’il donne à son public), s’est fait une spécialité depuis plusieurs années de reprendre dans ses chansons des citations de Victor Hugo. On peut ainsi entendre des références à l’auteur des Misérables dans sa chanson « Venom » (« un lion qui imite un lion devient un singe ») ou encore, plus récemment, dans sa chanson « Voltaire » (« être contesté, c’est être constaté »).

Mais cela va également dans l’autre sens. Ce sont parfois des orateurs qui reprennent des citations de rappeurs. Car il s’agit, pour convaincre, pour toucher, d’avoir des références appropriées destinées à ceux qui écoutent. Se fondre dans les tympans d’autrui afin d’être audible. Et le rap, qui est aujourd’hui le style musical le plus écouté en France, constitue, pour les jeunes, une musique générationnelle.

DK Dizzy a lui-même expérimenté ces liens de plus en plus prégnants entre l’éloquence et le rap. En 2017, Kenza Chaouiche, membre du bureau de l’association Eloquentia et étudiante en droit, le sollicite pour qu’il intervienne en première partie du concours. La jeune femme, lauréate de l’édition 2019, confirme que plusieurs rappeurs, comme Kery James ou Youssoupha, ont d’ailleurs été membre du jury des concours organisés par l’association francilienne.

« C’est à partir de là que j’ai compris l’importance qu’on mettait sur les mots », confie le jeune rappeur récemment installé en Gironde. Et s’il y a bien un être sur Terre qui ne pourra le détromper, c’est bien Marc Bonnant. Illustre avocat genevois et immense orateur, ce dernier l’affirme : « les idées deviennent claires lorsqu’elles trouvent les mots ». Avoir un viatique langagier important permettrait donc d’avoir une pensée plus précise, d’exprimer davantage de nuances et donc de complexité.

Dans l’émission « Paroles Vives » du 21 juin 2020 réalisée par la Conférence Olivaint, l’avocat Jean-Yves Leborgne avançait : « vous convainquez un peu si vous séduisez beaucoup ».

D’où l’importance du style dans un discours. « Les assonances et les allitérations, toutes les analogies de sons, les similitudes de résonance, sont des techniques oratoires » précise Me Bonnant.

Un exemple d’ensemble réussi d’assonances et d’allitérations avec la chanson « Avant tu riais » de Nekfeu :

Celles-ci, correctement appréhendées, permettent en effet de rendre la parole fluide. Et on est d’autant plus emporté par une plaidoirie, comme le souligne Charlotte Clamaran Danzelle, dès lors qu’elle est maîtrisée sur la forme et agréable à l’ouïe.

« Pourquoi arrives-tu à apprendre des chansons par cœur mais pas tes leçons ? »

Autre point commun entre ces deux galaxies que sont le rap et l’éloquence : la mémoire. Tout texte qui doit être reproduit à l’oral dans son intégralité doit, bien entendu, être appris. Néanmoins, il existe deux écoles s’agissant de la mémoire dans l’éloquence. Il y a, d’une part, ceux qui apprennent par cœur leur discours et, d’autre part, les improvisateurs. C’est à cette deuxième catégorie que se déclare appartenir Marc Bonnant. Toutefois, même pour les improvisateurs, la mémoire a une importance. Elle permet à l’orateur de puiser dans ses connaissances générales, littéraires, artistiques, religieuses, philosophiques, historiques, pour convaincre.

Dans un tout autre registre, la notion de mémoire peut être reliée de près à la pratique du rap. Lors d’une interview au moment de la sortie de son album « La fête est finie », le rappeur Orelsan rapportait une anecdote on ne peut plus évocatrice. Il indiquait en effet qu’après avoir rencontré et chanté lors d’un concert avec Johnny Hallyday, ce dernier avait été très admiratif de la capacité du rappeur à mémoriser des textes bien plus quantifiés en paroles que les siens.

Il est vrai qu’en général et de façon objective, les textes de rappeurs contiennent un nombre bien plus abondant de mots que les autres styles de musique. Cela est dû sans doute à la façon dont sont conçus les morceaux : articulés simplement autour d’un « beat » (battement) et d’une instrumentale. Et la poésie en vers, comme celle des musiques rap, est avant tout construite de la sorte pour être mémorisée. Ce qui en fait, à ce titre, un merveilleux outil pédagogique.

Samuel Breuil, professeur de français en collège et en lycée, l’a bien compris. Rappeur sur son temps libre, ce Montpelliérain propose à ses élèves une méthode d’apprentissage bâtie autour du rap. «J’avais une élève de 4ème qui était assez agitée et dispersée dans son apprentissage. Un jour, elle m’a rapporté une discussion qu’elle avait eue avec son père. Il lui demandait : ‘pourquoi arrives-tu à apprendre des chansons par cœur mais pas tes leçons ?’ L’élève lui a répondu : ‘mets mes leçons en chansons et là je les apprendrai’. Je lui ai répondu : ‘voilà c’est cela que nous allons faire, avec le rap pédagogique. Car le rap, c’est la musique que vous écoutez tous’ ».

Cette méthode, Prof Breuil, de son nom de scène, l’a appliquée pour les figures de style, mais également pour la poésie, et pour l’orthographe.

Si la mémoire peut notamment être stimulée par la poésie, alors la poésie musicale la plus populaire chez les jeunes en France - le rap - peut, elle aussi, atteindre cet objectif.

Bien sûr, cette méthode n’est pas infaillible comme le rappelle Samuel Breuil. Elle peut convenir aux élèves qui ont une mémoire auditive mais n’est pas universelle et ne correspondra pas nécessairement à tous les profils.

« Peu importe si on se trompe, si on bégaye. L’important, c’est de se relever »

Prendre la parole en public, dans le rap ou l’éloquence, c’est aussi s’exposer au jugement d’autrui. Et, ici, intervient la confiance en soi. Celle-ci est à la fois une condition pour prendre la parole publiquement mais également une conséquence de la parole ainsi prononcée. À la manière d’un muscle, elle se trouve renforcée par la régularité des entrainements. « La question de la confiance en soi est vraiment centrale lorsqu’on fait des concours d’éloquence », confirme Kenza Chaouiche avant d’ajouter que ces derniers lui avaient « permis de [s]’assumer et de comprendre qui [elle] étai[t] ».

Le rap rend également possible, comme toute musique, cette exposition au public. Mais ce style musical importé d’Outre-Atlantique dans les années 80, a ses particularités. Ainsi, au-delà des seuls concerts, les « scènes ouvertes » ( de l’anglais « open mic »), des représentations publiques qui permettent aux artistes – souvent débutants – d’affûter leurs premières armes, ont, par exemple, été au prélude d’ascensions de rappeurs tels qu’Eminem ou Nekfeu. Les « freestyles », exercice d’improvisation d’un rappeur sur une instrumentale, sont d’autres possibilités pour acquérir du galon.  

« Pour moi, la salle de classe, c’est une scène », énonce Prof Breuil. À sa manière, le professeur montpelliérain illustre bien ce gain en aplomb que peut apporter le rap. « Le fait d’avoir déjà été sur scène, face à un public, c’est une grosse force pour être prof », témoigne-t-il.

Les concours d’éloquence ont eux aussi leurs entrainements. Comme Eloquentia, la Tribune Montesquieu assure plusieurs ateliers avec des exercices afin de parfaire son éloquence pour le grand jour. À travers l’exemple d’un exercice tiré du film « Le Brio », Charlotte Clamaran Danzelle explique que la diction doit être considérée comme faisant partie de la préparation à un procès fictif.

Plus généralement sur la confiance, l’étudiante, désignée lauréate du tournoi d’éloquence organisé par l’association bordelaise en mai dernier, estime qu’il faut savoir dédramatiser la prise de parole. « Peu importe ce que vous dites, ce n’est pas comme si le soir vous alliez repenser à une guerre. Peu importe si on se trompe, si on bégaye. L’important, c’est de se relever et se dire : ‘ce n’est pas grave, je recommence’. C’est en se trompant le plus qu’on progresse et, finalement, le jugement on n’en a de plus en plus rien à faire. On est davantage concentré sur le niveau qu’on veut atteindre que sur le fait de ravir les gens. [...] Après, il y a aussi une dimension de partage à avoir avec l’auditoire. Si on voit que les gens n’ont pas énormément d’attention, il faut le prendre en compte. Pas comme une critique, mais comme un moyen de s’améliorer ».

Finalement, qu’elle soit prise lors d’un concours d’éloquence, d’un concert de rap, ou de toute autre occasion, la parole en public constitue une chevauchée en dehors de sa zone de confort. Les bébés n’apprennent-ils pas à marcher en tombant, pas après pas ? Comme Marc Bonnant l’affirme : « dès qu’il y a violence faite au naturel, d’une manière ou d’une autre, on grandit ». 

Serge Money, avocat et ex-rappeur. Crédit : Yann Castanier.

Serge Money, avocat et ex-rappeur. Crédit : Yann Castanier.

Nekfeu, rappeur.

Nekfeu, rappeur.

DK Dizzy, rappeur. Crédit : Cheyenne Boya.

DK Dizzy, rappeur. Crédit : Cheyenne Boya.

Kenza Chaouiche, étudiante en droit et lauréate 2019 du concours d’éloquence organisé par Eloquentia.

Kenza Chaouiche, étudiante en droit et lauréate 2019 du concours d’éloquence organisé par Eloquentia.

Samuel Breuil (Prof Breuil), professeur de français.

Samuel Breuil (Prof Breuil), professeur de français.

Charlotte Clamaran Danzelle, étudiante en droit et lauréate 2020 du tournoi d'éloquence organisé par la Tribune Montesquieu.

Charlotte Clamaran Danzelle, étudiante en droit et lauréate 2020 du tournoi d'éloquence organisé par la Tribune Montesquieu.

Marc Bonnant, avocat.

Marc Bonnant, avocat.